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Marathon de La Rochelle 1993 : La sagesse et la folie

Mon marathon sous les 3 heures.

 

J’ai découvert le marathon de La Rochelle en 1992 lors de sa deuxième édition. Un parcours séduisant, conciliant un relief propre à la performance avec un environnement agréable et varié, une organisation déjà très au point, autant d’éléments qui m’ont engagé à revenir en novembre de l’année suivante dans la cité « belle et rebelle ».

Afin de ne pas faire les choses à demi, nous voici sur place dès le samedi avec la petite famille pour la visite incontournable de l’Aquarium. Peu friands des Pasta Party géantes, nous préférons retrouver quelques autres bordelais dans une pizzeria du centre ville pour sacrifier au traditionnel repas de veille de marathon. Une bonne nuit de sommeil au Novotel et me voilà debout dès 6h30. C’est à chaque fois une divine surprise de s’éveiller juste avant l’heure dite, sans recourir à quelque alarme sonore briseuse de songe alors que c’est loin d’être le cas lorsqu’il s’agit d’aller travailler. Le buffet du petit déjeuner de l’hôtel est copieux à souhait et à cette heure matinale, la salle grouille de marathoniens en survêtement autour desquels s’active un personnel plus habitué aux « costards cravates ».

Premier sujet d’inquiétude qui monopolise les conversations : le froid. C’est en effet l’information principale de ce dimanche 28 novembre 1993 pour les marathoniens, le thermomètre indique une température tout juste négative. Je décide de revêtir la tenue hivernale : collant et gants, ce sera une première pour un marathon et le tout recouvert de l’inévitable sac poubelle dont je me débarrasserai juste avant le départ.

Les premières foulées d’échauffement dans le parc autour de l’hôtel confirment le bien fondé de ce choix, il fait vraiment très froid. Je me rends tranquillement en trottinant vers le quai Maubec où se tient le départ.  J’aime être suffisamment bien placé derrière la ligne pour pouvoir bénéficier d’un départ serein, être rapidement au rythme prévu, sans à-coups ni bousculades. J’apprécie particulièrement ces moments qui précédent le top du départ d’un marathon. Serrés, les uns contre les autres, les concurrents s’observent, se confient leurs espoirs mais aussi leurs craintes. Il y a les bravaches qui affichent une belle assurance et les modestes qui préfèrent se taire mais chacun sait bien que le moment de vérité est proche. Je crois que ces instants concourent pour beaucoup à mon appétit démesuré pour le marathon, épreuve à part au cours de laquelle tout peut arriver. Lorsque je suis au départ d’un marathon, j’ai toujours le sentiment d’être placé devant un nouveau défi, de m’apprêter à réaliser quelque chose qui sort de l’ordinaire. Aujourd’hui encore, bien que mon compteur personnel frise la cinquantaine d’épreuves, l’émoi est toujours là, bien présent. Il n’y a pas de marathoniens blasés.

9H30, ce sont près de 3000 coureurs qui s’élancent sous les vivats d’un public fourni malgré le climat glacial.  Sur les premiers mètres, le sol est jonché de sacs poubelles, bouteilles et autres traces abandonnés par les coureurs au départ de ce marathon.  Au passage devant la grosse horloge, j’aperçois la famille qui me fait des grands signes d’encouragement qui sont aussi un bon moyen pour eux de se réchauffer. Je me sens bien, je suis à mon affaire, bien dans la course. Il y a beaucoup de monde autour de moi mais les conversations sont maintenant plus rares, seul demeure le bruit du public et celui si caractéristique des impacts de chaussures sur le bitume. Avec la foule, le marquage du premier kilomètre m’a échappé. Peu importe, je pointe au deuxième en 8’45 ce qui est un tout petit peu plus rapide que le plan de marche prévu. Au premier ravitaillement, je m’empare d’un gobelet d’eau pour le porter à ma bouche. Grosse surprise, l’eau a gelé dans le gobelet qui a du être rempli à l’avance. Je parviens malgré tout à récupérer un peu de liquide glacé. Je me demande si je ne vais pas rencontrer des problèmes en buvant de l’eau si froide. Mais pour l’instant, tout va bien. Hormis cet inconvénient sur le contenu des gobelets, le froid ne semble pas si gênant que j’ai pu le craindre avant le départ et le rythme est bon.

Au passage du dixième kilomètre, mon chronomètre m’annonce 43’30. Je calcule qu’à ce rythme je peux espérer un temps final sous les 3h05 pour lequel je signerai bien tout de suite. Mais je sais bien que le plus dur est à venir. Cette fois, au ravitaillement, je suis parvenu à boire un peu plus d’eau mais toujours aussi froide. Les kilomètres défilent et les sensations s’améliorent encore. Au passage sur le port des Minimes, le bruit des drisses qui claquent sur les mâts des voiliers amarrés nous encourage à maintenir le rythme. A l’approche du semi-marathon, le public, plus nombreux, nous porte par ses encouragements et c’est presque inconsciemment que mon allure s’accélère. Je m’aperçois que je viens de boucler le dernier kilomètre en 4 minutes. Je sais que c’est de la folie, il faut absolument que je ralentisse malgré les bonnes sensations sinon je cours à la catastrophe. Je suis au semi en 1h30’55  et en pleine euphorie : les jambes légères, le souffle régulier et un moral au beau fixe. Dans ma tête, deux voix se font entendre. Il y a celle de la sagesse qui me conseille de gérer maintenant cette seconde partie afin de ne pas perdre en quelques kilomètres tout le bénéfice si chèrement acquis. Et puis il y à une autre voix qui commence à prendre vigueur, c’est celle de la folie. Elle me glisse que c’est peut-être mon jour, que la barre des 3 heures est à ma portée, qu’il me suffit de grappiller quelques secondes sur chaque kilomètre pour y parvenir. Mais pendant que cette bataille occupe mon esprit, les kilomètres en moins de 4’10 s’accumulent et ce n’est pas sans inquiétude que je prends la décision de maintenir ce rythme. C’est étonnant le nombre de concurrents que je double. C’est très motivant et complètement nouveau pour moi. Habituellement, lorsque je commence à ma faire une raison sur ma lente mais inexorable baisse de rythme, j’ai plutôt tendance à voir passer les concurrents plus frais que moi et à les envier. Aujourd’hui, des plus frais que moi, il n’y en a pas. Le 28ème kilomètre est atteint en tout juste moins de 2h00 et je sais que dorénavant, je suis sur la base de moins de 3h00.  Mon esprit est occupé à 100% par cette idée, je ne vois plus les lieux que l’on traverse, je n’entends plus les encouragements du public. J’ai l’œil rivé à ma montre à chaque kilomètre. On m’a souvent parlé du phénomène de sécrétion d’endomorphines chez les coureurs pendant l’effort qui expliquerait l’état de manque dans lequel les pratiquants assidus se trouvent lors d’un arrêt prolongé de leur activité favorite. Je crois bien que mon organisme en produit une sacrée dose pendant ce marathon. 32ème kilomètre, le compte à rebours a commencé : j’ai l’habitude de penser sur chacun des marathons auquel je participe que ce cap est essentiel, il reste 10 kilomètres ! C’est bien sûr le moment du fameux mur qui hante les pires cauchemars des marathoniens et qui a donné lieu à tant de littérature. Inévitablement, je pense à ce mur, d’autant plus que ma gestion de ce marathon n’a pas été des plus exemplaires. Je ne reviendrais pas sur le problème de ravitaillement liquide devenu solide sous l’effet du froid, mais je pense aussi à l’accélération brutale à mi-course qui a dû laisser des traces. Je ne sais pas si c’est le résultat de ces inquiétudes, mais je ressens les premiers signes annonciateurs de la fin de l’état de grâce. Cette contre-allée en faux plat me semble bien plus longue que lors de la première boucle. 4’20 entre le 34ème et le 35ème kilomètre que j’atteins en moins de 2h30, le rythme a légèrement baissé et c’est l’angoisse qui monte. Il va maintenant falloir se battre, chaque seconde va compter mais je me rassure en pensant que de toutes les façons je suis en train de réaliser un excellent marathon. Il faut que je me débarrasse un peu de cette pression du chronomètre qui a sans doute pris trop de place désormais. En me tenant ce discours intérieur, je sais bien que ce ne sont que des louables mais assez vaines paroles. Pourtant, je me sens un peu ragaillardi et même si ce n’est plus l’euphorie, la machine tourne encore bien. Le 40ème kilomètre est en vue, mon chronomètre affiche 2h49’et quelques poussières de secondes. Je décide de sauter le ravitaillement qui n’aurait pas le temps d’avoir d’effet bénéfique sur mon organisme. Je suis maintenant lancé dans une véritable course contre la montre, tout mon corps est tendu vers cet objectif. Je sens chaque muscle de mes jambes mais ma tête a dépassé le stade de la douleur. Le mental a pris le pas sur le physique et la foulée est mécanique. Je passe la flamme rouge, je tiens mon exploit, plus rien ne peut m’en empêcher. Ce dernier kilomètre, je le vis comme dans un rêve, je parviens à forcer encore un peu en vue de la ligne d’arrivée. Je n’ose plus regarder ma montre mais je sais que j’y suis. Dans un dernier rush, je passe la ligne devant une horloge géante bloquée à zéro par le froid. Ma montre, elle, affiche 2h59’07. Je ressens une joie intense et je lève les bras vers le ciel. Je ne parviens pas à contenir quelques larmes d’émotion. Je suis sur une autre planète lorsque je reçois le traditionnel coupe-vent que je conserve encore aujourd’hui telle une véritable relique. Les heures qui vont suivre cette arrivée sont délicates à décrire, je suis heureux mais cette joie est difficile à faire partager, c’est très intérieur. C’est un moment exceptionnel dans ma vie sportive. J’ai connu un autre temps fort de niveau comparable lors de l’obtention de ma ceinture noire de judo. Depuis, j’ai tenté à plusieurs reprises de renouveler cette performance, chaque fois ce fût un échec au niveau du chronomètre mais jamais au point de vue humain. Pourtant je conserve cette petite fierté un peu ridicule de me dire : « je l’ai fait »

 

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Commentaires 3

Aïolirun le jeudi 13 juin 2019 06:13

Je suis mort !! Ca va trop vite pour moi ! Quel beau rêve touché du doigt avec la manière !

Je suis mort !! Ca va trop vite pour moi ! Quel beau rêve touché du doigt avec la manière !
LeGna le jeudi 13 juin 2019 12:36

Quelle magnifique racontade !!! Je suis émerveillé par ta mémoire de ces instants et la fluidité de cette description qui tient de la poésie. Très belle performance littéraire à l'hommage de celle sportive

Quelle magnifique racontade !!! Je suis émerveillé par ta mémoire de ces instants et la fluidité de cette description qui tient de la poésie. Très belle performance littéraire à l'hommage de celle sportive ;)
Runnindoum le vendredi 14 juin 2019 05:53

Waow, cette course avec tous les clignotants au vert ! Quel bonheur de ressentir que ton corps répond, que tout fonctionne et que le Graal approche...
Bravo grand Maître, j'ai eu quelques courses avec ces sensations, mais à 30-40 min de toi !
Un de nos points communs, j'ai aussi établi mon PB par quasi zero degré

Waow, cette course avec tous les clignotants au vert ! Quel bonheur de ressentir que ton corps répond, que tout fonctionne et que le Graal approche... Bravo grand Maître, j'ai eu quelques courses avec ces sensations, mais à 30-40 min de toi ! Un de nos points communs, j'ai aussi établi mon PB par quasi zero degré ;)
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mardi 19 mars 2024

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